Henri Roorda

Né le 30 novembre 1870 à Bruxelles, Henri Roorda van Eysinga voit le jour au sein d’une famille ouverte aux idées révolutionnaires et anticolonialistes. En 1872, la famille Roorda déménage dans le canton de Vaud, où le jeune Henri fréquentera le géographe anarchiste Élisée Reclus. En 1892, il obtient sa license en mathématiques à l’Université de Lausanne et débute une carrière d’enseignant dans un collège pour jeunes filles. Le nouvel instituteur s’interroge sur l’éducation inculquée aux élèves en constatant l’échec de l’enseignement traditionnel, et s’applique à créer de nouvelles méthodes pédagogiques libertaires, notamment inspirées par l’Émile de Jean-Jacques Rousseau. Le 7 novembre 1925, Henri Roorda met fin à ses jours. À titre posthume sera publié son dernier texte, Mon suicide (Allia, 2017).

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Quand l’humanité s’est engagée dans une mauvaise voie, elle n’a qu’une chose à faire: c’est de continuer.

Henri Roorda, 1870-1925, professeur de mathématiques dans le Canton de Vaud. Et sans doute le meilleur humoriste qu’ait connu la Suisse romande ainsi que, loin de nos habituels fils de pasteurs (et non malgré, mais peut-être bien à cause de cela) son meilleur moraliste.

Malgré une vénérable tradition en la matière, un moraliste n’est pas forcément ennuyeux. Quand tout va bien (ce qui arrive souvent dans les mondes littéraires), les portraits qu’il dresse de personnages ou de scènes typées sont l’occasion de voir notre propre coeur et celui de nos contemporains sous une forme épurée des contingences, nous permettant de nous percevoir plus clairement. La méchanceté s’explique, la bonté se nuance… Ou – car tout comprendre n’est pas tout pardonner du premier coup – selon l’aveu d’ignorance brusque de Joseph de Maistre que Roorda aimait citer: «J’ignore ce que peut être un scélérat, mais le cœur d’un honnête homme, c’est affreux.» Roorda ne s’est certes pas facilement résigné à l’affreux, et pas sans l’espoir d’en diluer un peu la noirceur pour ses contemporains.

En marge de son activité d’enseignant et des nombreux textes qu’il consacra à la question pédagogique en soit épuisée. Parmi celles qui n’ont toujours pas été réimprimées jusqu’ici, cette édition en propose une centaine, donnant autant de points de vue sur l’actualité d’alors que sur l’humanité éternelle (entendez: celle qui s’améliore si lentement qu’elle n’a pas changé depuis qu’on est en âge de l’observer). Il y traite, pêle-mêle, de l’idiotie de 14-18 et de l’hypocrisie des moralisateurs durant et après le conflit; des savants que leur spécialité rend myope au quotidien; de la langue de bois politicarde ou marchande et des vanités allant avec; des raidissements des sentiments d’appartenances, allant des micro-nationalismes aux théories mégalo-complotistes; et de bien d’autres de nos travers.

En publiant ton article, tu croyais combattre des idées; mais, en réalité, tu égratignais des personnes. Qu’il arrive à un hygiéniste de contester les hautes qualités du cervelas, et certains charcutiers y verront une injure personnelle.

Roorda s’est évertué à nous prendre par la main, rigolard, pour nous inciter à abandonner nos défauts en reconnaissant leur puérilité. «En riant, on n’inquiète que la Bêtise et le Mensonge». Mais ses exhortations, toujours délicates et ludiques, ne sont pas restées sans lui peser. Notre idiotie est bien là. La pédagogie a un coût – et le rire, donc…

Monsieur F… dit que je suis gai: qu’en sait-il? Tant que cette guerre durera, je serai plus inquiet que les F…, les V… et autres Majuscules. Mais, quoi qu’il arrive, il me sera toujours impossible d’être sérieux «à leur manière».

À l’âge de 54 ans, malgré un traitement de fonctionnaire et des droits d’auteurs qu’on peut supposer confortables, Roorda est criblé de dettes, diminué par l’alcoolisme – et à le lire, miné par une lucide dépression. Il préfère se prendre la vie. Le portrait sans concession qu’il dresse de lui-même dans son dernier ouvrage expliquant son geste final, Mon Suicide, reste violemment frappant. Il s’y dépeint comme un hédoniste abusif qui a trop négligé les siens – sa femme, en premier lieu, à l’égard de laquelle il reconnaît tardivement ses torts: «Le mal que j’ai fait est irréparable. J’ai désespéré une âme.»

Sans doute, l’humour est une médecine: il conserve. Mais n’a besoin d’agent conservateur que ce qui menace de pourrir.

On n’apprécie pas assez nos comiques pour le bien qu’ils nous font. On les oublie souvent, et vite; dès qu’ils s’absentent ou dès qu’on s’est habitué à la surprise qu’ils nous avaient faite, et qui sur le moment nous avait rafraichis. L’humour conserve – pour autant qu’on en réinjecte régulièrement.

Ce n’est pas le moindre des paradoxes du rire – celui qu’on résume dans la figure du clown triste – que l’humour aille avec un certain dédain de l’époque comme des gens, même (et spécialement) de ceux qui le pratique. On oublie les clowns, comme les sages et les ministres d’ailleurs, pour autant que d’autres viennent nous rejouer la même farce en ne changeant que costume, grimage et langage.

Cependant, et bien que ses textes aient désormais près d’un siècle, Henri Roorda continue de nous être proche. Malgré les changements de modes et de façons, quelque chose des centaines de croquis taquins qu’il a semé dans la presse romande illustre une bienveillance chaleureuse, dont on peut toujours profiter, avec la modestie qu’inspire une intelligence généreuse comme la sienne et pourtant vaincue.

L’irrespect des esprits indépendants peut avoir pour effet d’affaiblir certaines croyances qui aident les hommes à vivre. Un jour, Ernest Renan a dit aux étudiants du Quartier-Latin: «Faites une part au sourire et à l’hypothèse où ce monde ne serait pas quelque chose de bien sérieux». 

Qu’on se rassure. La Nature est prévoyante: l’hypertrophie de l’intelligence est une maladie très peu répandue. Les gens, dans l’immense majorité des cas, se prennent eux-mêmes au sérieux: ça les empêchera toujours de suivre le conseil de Renan.

Curieuse atmosphère qui se dégage de ces textes. Faut-il prendre cet humoriste au sérieux? Surtout quand, comme Roorda, il se dépeint lui-même comme une créature bien attristante: conscient de ses limites intellectuelles face à l’envergure du savoir possible, limitée dans son attention (il faut bien dormir, et même travailler), voire égocentrique, et souffrant pourtant de ne pouvoir faire mieux que ses pairs – quand bien même ces derniers ne sont eux-mêmes pas bien probants.

Sa vie semble tendue de pareilles contradictions: «bercé sur les genoux d’Élisée Reclus», il n’en devient pas pour autant un altermondialiste – mais un fonctionnaire et un chroniqueur à succès; attaché à ses élèves, il est contraint de leur appliquer un programme et un système pédagogique créé pour fabriquer de l’inégalité et abrutir quiconque n’a pas la bosse des mathématiques – et de l’ensemble des disciplines enseignées; bon vivant, il ne supporte ni la chair maigre, ni que ses congénères souffrent de la faim; plein de charité, il est contraint de ne s’adresser qu’à un public bourgeois, nimbé d’un protestantisme vaudois où l’orgueil n’est le pire péché qu’après la pauvreté et ses conséquences; et puis, humoriste avant tout, il finit par trouver la vie assez peu drôle pour se l’ôter.

Bien. On ne l’en empêchera plus, pas vrai.

Mais il m’est difficile de ne pas me réjouir, avec un enthousiasme de gosse que seul Roorda et deux ou trois autres savent encore susciter chez moi, que nous restent ses textes.

En vous invitant à en découvrir plus. 

– Avant-propos de Jonathan Wenger

«Quand l’humanité s’est engagée dans une mauvaise voie, elle n’a qu’une chose à faire: c’est de continuer.»

Henri Roorda

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