La famille nucléaire sous le microscope d’une entomologiste
dans Le Temps

«Trente ans après leur parution, les murmures malicieux d’Alice Ceresa n’ont rien perdu de leur acuité» – Isabelle Rüf

D’abord, dessiner une petite ville, la doter de tous les attributs nécessaires à son fonctionnement – église, école, mairie, commerces; la peupler d’humains des deux sexes et resserrer l’objectif sur «le noyau familial exemplaire et essentiel quoique minuscule» d’une famille composée d’un père, d’une mère et de deux fillettes, suspendues de part et d’autre aux mains du couple parental. Paru en 1990 en italien, en 1993 aux Editions Zoé, ce récit, qui commence comme un dessin d’enfant, se révèle une charge virulente contre la famille nucléaire de type patriarcal.

Rire et effroi

Le point de vue est celui de l’entomologiste qui observe les êtres sous un microscope dont le verre est teinté d’une ironie abrasive. Giorgio Manganelli y entendait «un murmure un peu malicieux, un peu malfaisant». Un murmure peut-être, mais ravageur. «Le père dit: Moi je suis le seigneur et maître de cette maison.» La mère est «vouée à la vie quotidienne» qui la résume entièrement, «de ce fait, elle est reçue avec une extrême inattention». Fascinées par le mystère de la chambre des parents, les fillettes redoutent le père. Elles s’approprient leur monde au prix de quelques dérives périlleuses. Plus tard, elles reproduiront le schéma originel. Et le savant qui observe ce microcosme ne peut que constater «la caducité des organismes vivants et l’inutilité des choses en général».

Trente ans après sa parution, le constat d’échec de Bambine produit toujours un effet de sidération. Dans sa sécheresse clinique, le tableau provoque rire et effroi. L’auteure, Alice Ceresa (1923-2001), est née à Bâle, «déjà émigrée» entre l’allemand de sa mère et l’italien de son père, elle qui pensait qu’une langue «est la personne dans son intégralité». Dès 1950, elle s’établit à Rome, où elle travaille comme journaliste culturelle et noue des contacts avec Giorgio Manganelli, Elio Vittorini et des membres avant-gardistes du Gruppo 63. Écrivant beaucoup, elle publie peu car elle considère l’écriture comme «un rite sacré» qui demande la perfection.

Le goût de la révolte

Après des publications dans des revues, ce n’est qu’en 1967 que sort La figlia prodiga, lecture inversée du thème biblique. Ce récit de révolte contre «la condition existentielle féminine», son grand sujet, lui vaut le Prix Viareggio Opera Prima. En 1979, La morte del padre représente le deuxième volet d’une trilogie. En 1990 paraît Bambine. Pendant une grande partie de sa vie, Alice Ceresa travaille aussi à un Petit dictionnaire de l’inégalité féminine, forcément inachevé et publié à titre posthume en 2007.

La présente réédition est enrichie d’une préface biographique d’Aselle Persoz, d’un essai sur Bambine et ses traductions par Annetta Ganzoni et d’un entretien de 1991 avec Francesco Guardiani. Alice Ceresa y récuse tout «label militant», fût-il féministe, attribué à cette œuvre de fiction. Mais elle reconnaît qu’«un père dominateur, une mère sacrifiée et des filles que tout tend à "enrôler" dès la naissance correspondent certainement à une condition d’inertie désespérante ». Alice Ceresa aimait les figures de révolte comme celle d’Annemarie Schwarzenbach. Avec sa compagne, elles donnèrent, non sans humour, à leurs chiens (chiennes?) des noms d’écrivaines – Flannery (O’Connor), Carson (McCullers), Radcliffe (Ann) – et d’une héroïne de roman: Anna Livia Plurabelle.

25.02.2023

Alice Ceresa

Alice Ceresa (Bâle, 1923-Rome, 2001) est une écrivaine suisse d’origine tessinoise. Dès 1950 elle vit à Rome où elle travaille comme journaliste, consultante éditoriale et traductrice. Elle publie en 1967 La Figlia prodiga qui remporte le prix Viareggio puis La morte del padre (1979) et Bambine (1990). Ses écrits explorent principalement «la vie au féminin» et les dynamiques familiales.

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