Duo d'enfer
dans Ernest

«Au croisement du roman noir et de la bande dessinée, cette version de A Hell of a Woman est une rareté, un curieux produit hybride né sans autre calcul que rapprocher deux regards. Celui, féroce, de feu l’écrivain et scénariste américain Jim Thompson, auteur de nombreux classiques du genre. Et celui, acéré comme un cutter, du dessinateur zurichois Thomas Ott, maître reconnu de la technique de la carte à gratter...» – Philippe Lemaire

Le dessinateur suisse Thomas Ott a prêté sa technique et sa patte uniques à l’illustration d’un classique du roman noir US, A Hell of a Woman, de Jim Thompson. Le résultat défie le temps.

Au croisement du roman noir et de la bande dessinée, cette version de A Hell of a Woman est une rareté, un curieux produit hybride né sans autre calcul que rapprocher deux regards. Celui, féroce, de feu l’écrivain et scénariste américain Jim Thompson, auteur de nombreux classiques du genre. Et celui, acéré comme un cutter, du dessinateur zurichois Thomas Ott, maître reconnu de la technique de la carte à gratter. C’est la patronne des éditions La Baconnière, Laurence Gudin, à Genève, qui les a fait se croiser, fidèle à l’éclectisme exigeant de sa maison. L’ouvrage a été réédité en 2022, huit ans après sa sortie initiale.

Thomas Ott reconstitue pour nous la genèse de cette «femme d’enfer», attablé dans une brasserie de Belleville: il a gardé un pied-à-terre dans le quartier, trente ans après avoir vécu et travaillé à Paris. «Laurence avait eu l’idée de demander à un dessinateur de créer des planches pour le livre qui lui plaisait le plus, se souvient-il. C'aurait pu être aussi bien Moby Dick ou Mark Twain». Il avait vite pensé à ce polar lu peu de temps avant, une histoire qui finit mal comme il les aime. Il avait encore en tête les visions que lui avait inspirées cette lente dérive criminelle d’un médiocre vendeur à domicile, tombé raide dingue d’une jeune prostituée.

«Il existait deux traductions en français, on est partis de la meilleure, publiée chez Rivages. Le texte original est très méchant, très agressif envers les femmes. Le personnage de Frank Dillon pense que tout ce qu’il fait de mal dans sa vie est leur faute, c’est un macho total, stupide.» Une fois les droits acquis par l’éditrice suisse, il a cherché comment ancrer le texte dans les années 1950 au travers du style graphique, de la mise en pages, du lettrage et des couleurs. «J’ai eu l’idée de ces petites vignettes qui font penser aux romans sentimentaux pour vieilles dames que l’on trouvait dans les kiosques, et aussi de ces chapitres regroupés en cahiers avec une couverture», poursuit-il en suivant distraitement le manège des vendeurs à la sauvette sur le boulevard.

«Ça ne parle que d’argent et de sexe»

Le résultat, fruit d’une collaboration d’un an avec la graphiste Franziska Burkhardt, est ce faux recueil de «pulp fictions» de l’époque, ponctué de close-ups sur les détails forts du récit. «J’ai pensé à Hitchcock qui arrive à raconter des histoires très malsaines sans rien montrer de malsain: ce qui se passe hors du cadre des vignettes est parfois plus violent que ce que l’on voit dedans.» Avec cette approche visuelle, sa technique de grattage, ses ambiances plombées, le dessinateur suisse s’est fondu dans l’univers du maître hollywoodien, s’appropriant son ironie du désespoir. «Quand on ne regarde que les images, on sent la tension, ça ne parle que d’argent et de sexe.»

Thomas Ott a fait du Thomas Ott, jusque dans ce refus radical des dialogues qui fait son identité d’auteur. «Les bulles me dérangent, elles cachent des choses, viennent se coller sur l’univers du dessinateur, se justifie-t-il. Avant, je plaçais parfois du texte sous mes dessins, à la manière de Loustal, c’est plus cinématographique.» Ici, il s’est amusé à extraire du roman des petits morceaux de texte qui légendent chaque vignette, parfois avec un décalage ou un double sens. S’accommoder des contraintes, les assimiler, les remodeler. Pour autant qu’il travaille à sa manière, à son rythme plutôt lent et méticuleux, toutes les aventures sont bonnes à tenter. «On peut tout illustrer si le texte est de qualité. Le plus difficile serait d’illustrer un texte bavard qui ne raconte pas grand-chose.»

Sa philosophie l’amène à habiller aussi bien la réédition d’un roman de son compatriote Joseph Incardona, Lonely Betty, qu’une édition limitée de La métamorphose de Franz Kafka, commande des Américains de Centipede Press, portés sur l’horreur et le gothique. Thomas Ott collabore même avec la compagnie de danse Gilles Jobin, à Genève, pour un spectacle de réalité virtuelle mêlant morphing et carte à gratter, Sunset Motel. « J’aimerais bien illustrer un conte de fées genre Grimm, j’adore dessiner les forêts.», avoue-t-il avec un brin de malice. Sur son parcours créatif largement ouvert, A Hell of a Woman n’est en rien un détour, juste une étape.

S’il se fixe des limites, peut-être est-ce dans l’espace que délimitent les mots tatoués au dos de ses phalanges, «L.E.S.S.» main droite, «F.U.L.L.» main gauche ?

Philippe Lemaire

27.01.2023

Thomas Ott

Thomas Ott est un illustrateur suisse de Zurich né en 1966. Il est très connu dans les milieux de la BD underground germanophone, francophone et anglophone. Il est l'auteur d'une quinzaine de BD, souvent muette, empreinte d'humour noir. Ses livres sont publiés en français par l'Association.

Fiche auteur

Jim Thompson

Jim Thompson est un auteur états-unien (1906-1977) de romans noirs et scénariste pour Hollywood.

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