L'art de résister au malheur
dans La viduité
Bréviaire de scepticisme sensuel et cosmique, éloge heureux de la perception et de la fuite mentale pour se soustraire aux dogmes, puritanisme et autres culpabilités qui empêchent nos accomodements de moments de fugace bonheur. Entre essai philosophique, où l’auteur pointe les limites tant de l’idéalisme que du matérialisme, essai politique et surtout poétique, L’art de résister au malheur propose une belle apologie de l’invincible faiblesse de ceux qui se confient à l’irrécupérable inutilité de leur perception, des possibilités d’illuminations que l’auteur, dans leur si fine restitution au passage, confie à la nature notre commune capacité à donner une réponse à la vie.
Nous découvrons par ce mince essai la prose de John Cowper Powys dont nous aimerions découvrir la critique littéraire, les romans…
On aime beaucoup ici les essais que l’on qualifierait, par défaut, de littéraires. Ceux qui font de la sonore précision de leur écriture une façon d’échappement, une manière d’écart créatif. J’évoquais à propos de Mdeilmm d’Hélène Cixous ce désir de concret qui anime, en ce moment, mes lectures. Serait-ce quelque chose d’aussi simple, et de diablement compliqué à toucher par la prose, de parvenir à faire partager la teneur d’une expérience, cesser alors de la croire incommunicable, pire inédite. Ce serait alors la plus grande réussite de L’art de résister au malheur, nous présenter, au détour, d’une phrase de ces éphémères situations où, sans raison particulière, dans une idiote simplicité, on se trouve heureux à contempler la somme cosmique des possibles, à jouir de ce que l’on voit et qui résonne, allez savoir pourquoi, comme promesse et sérénité. On aurait tendance à penser que l’on ne peut guère espérer mieux. Néanmoins, on peut penser que le concept de Nature, disons plutôt le tropisme, paraît un peu daté. On reconnaît chez John Cowper Powys son inscription dans un contexte littéraire précis : pour aller honteusement rapidement, celui de la littérature de langue anglaise des années 1920-1930. Désir d’émancipation où naît ce que l’on serait tenté de nommer le dehors de la littérature, disons le retour à un appel de la sauvagerie. L’Histoire sans doute ne se répète pas, les pulsions qui l’animent, peut-être. L’expression littéraire revient souvent à ce désir de dehors, de vie dans la sauvagerie, dans sa prétendue spontanéité. Serait-ce seulement un travers intellectuel ? John Cowper Powys paraît en tout cas trop malin pour s’y soumettre. La culture chez lui ne s’oppose pas à la nature, pas davantage que la pensée à la sensation. Sans doute s’agit-il pour lui de s’extraire de trop évidentes dichotomies qui limitent notre pensée.
Pourtant la Vie — la vraie vie, ce chaos grouillant d’éléments magiques dans lequel nous évoluons — comporte toute sortes de couches, de plans, de dimensions, de régions, de strates, de décors, de visions oniriques, de passages, de perspectives, d’horizons, de retraites, d’échappatoires, de mondes intérieurs, d’arrière-mondes, de mondes se dissimulant dans d’autres mondes, telles d’innombrables boîtes chinoises aux couleurs chatoyantes.
L’essai, facilement, se réclame souvent d’un scepticisme de bon ton. Il renvoie dos à dos des oppositions un peu trop binaires. L’art de résister au malheur le fait en opposant la transcendance idéaliste à l’immanence matérialiste. Des postures un rien trop dogmatiques. Avouons que ce n’est pas la partie de l’essai qui m’a le plus intéressé. Notons pourtant que John Cowper Powys pointe ainsi une des raisons de nos malheurs : il conviendrait que nos perceptions du bonheur servent à quelque chose, soient mesurables, confondus avec le plaisir, immédiatement partageables et explicables. Façon sans doute d’exposer ce que l’on voudrait croire notre supériorité. Il n’est pas inutile, plutôt que de laisser aux forts, à ceux qui en imposent une perception utilitarise, sombre, de rappeler que, qui sait, «l’univers tout entier avec ses pics et ses creux et ses murs infranchissables est constitué par la matière onirique de dix milions de fantastiques rêveurs.» Un livre qui importe de lire est celui où s’offre une autre vision de la réalité : il est devenu si entendu que la réalité se doive d’être contondante, conforme à l’horreur dont on nous abreuve à chaque instant. Dans une vision dominatrice, le bonheur s’ombre en permanence de culpabilité. Un instant de bonheur, il est si facile de croire que l’on va le payer, héritage peu ou prou du péché. Aujourd’hui, le bonheur se teinte d’une culpabilité sociale, il serait devenu un privilège honteux. Pas inutile pourtant de maintenir la possibilité que la perception ne soit pas uniquement une question de classe sociale. À chacun sans doute ces moments de délices et d’exaltations. «Le rythme de la joie de vivre doit s’accorder au rythme de la sincérité ; et la sincérité est la chose la plus difficile à conserver et la plus rare.» John Cowper Powys amalgame alors le bonheur à une illusion vitale, «une expérience tâtonnante et ambigüe.» ; la beauté et la joie en dépit des multiples puissances hostiles.
16.11.2022
John Cowper Powys (1872-1963) est un auteur gallois. Philosophe, romancier et poète, il fut également un critique littéraire très original et aux dires de ses contemporains un conférencier prodigieux. Peu connu du grand public, il demeure aux yeux de ses admirateurs l’un des plus grands esprits du XXe siècle, le Goethe de notre époque. Le présent essai The Art of Happiness est paru en 1923.