Un article inédit de John E. Jackson !
dans
C’est un récit dont il n’existe guère de tradition dans la littérature française, un récit d’ivrogne, et néanmoins l’admirable travail de la traductrice, Christine Zeytounian-Beloüs, fait que le lecteur se sent conquis dès la première page : comment refuserait-on sa sympathie à quelqu’un qui, quand on lui propose de lire une brochure sur les méfaits de l’alcool, répond: «Vous savez, j’en ai tant lu sur les méfaits de l’alcool que j’ai décidé de renoncer définitivement… à la lecture».
Sergueï Dovlatov, l’auteur du Domaine Pouchkine, est mort à New York en 1990 à l’âge de 48 ans. Romancier et journaliste, il avait émigré aux États-Unis douze ans plus tôt. La notoriété qu’il acquit grâce notamment au fait que certaines de ses nouvelles parurent en traduction anglaise dans The New Yorker lui vaudra d’être publié dans son pays après sa mort et après la chute du régime soviétique.
À la différence de l’auteur, le narrateur de ce récit, lui, refuse de suivre sa femme et sa fille dans leur projet d’émigration. Travaillant comme guide pour touristes dans le « domaine Pouchkine » à raison de huit roubles (un quart d’euro) pour chaque visite, ce qui lui permet de rassasier sa soif, bien que son rêve soit de travailler à son œuvre d’écrivain, il jette sur le monde qui l’entoure un regard sans hostilité mais aussi sans complaisance, le regard de quelqu’un qui se refuse à reprendre les préjugés des autres, attaché qu’il est à chercher, dans l’alcool et au-delà, sa vérité propre. Comme il l’explique à sa future femme qui lui demande s’il est journaliste : « Non, reporter. Le journalisme, c’est un style, des idées, des problèmes. Le reporter transmet des faits. L’important pour un reporter, c’est de ne pas mentir. Le maximum de style que le reporter peut se permettre, c’est le silence. »
Si la question de l’émigration est au cœur du texte, elle n’est aussi qu’une sorte de métaphore d’un problème existentiel plus fondamental. À sa femme qui lui explique qu’elle veut partir pour vivre une autre vie, le narrateur fait valoir son incapacité à se décider : « Émigrer équivalait à naître une seconde fois. Volontairement qui plus est (…) Toute ma vie, j’ai eu horreur des actes de volonté (…) L’inactivité est le seul état véritablement moral. Dans l’idéal, j’aimerais m’adonner à la pêche. Passer ma vie au bord d’une rivière. De préférence sans jamais rien prendre. »
On peut lire Le Domaine Pouchkine comme le simple récit de la saison que l’auteur passa effectivement entre 1976 et 1977 à travailler comme guide dans le musée consacré à l’écrivain et situé à 50 km de la frontière de la Lettonie. On peut aussi voir en lui la tentative réussie d’une manière de faire le point sur soi-même où le parti-pris de ce qu’on pourrait nommer le « regard d’en-dessous » fait merveille. Dans sa façon de prendre à contre-pied la morale traditionnelle, Dovlatov fait preuve d’une authenticité dont le meilleur signe est l’humour qui caractérise son récit. En moins de 150 pages, il réussit la gageure de faire entendre au lecteur une voix impossible à confondre sans lui imposer d’autre vision que la volonté obstinée d’une parfaite fidélité à soi.
La découverte littéraire de l’année jusqu’ici.
John E. Jackson
04.04.2022
Sergueï Dovlatov (1941-1990) est né dans l’Est de la Russie. Journaliste dans des journaux de province, il ne sera jamais publié de son vivant en Union Soviétique, où ses écrits sont taxés d’«idéologiquement hostiles». Il émigre aux États-Unis en 1978 (à 37 ans). Ses écrits, romans et nouvelles, des comédies autobiographiques, y sont enfin publiés, notamment dans The New Yorker. Il est aujourd'hui unanimement acclamé par la critique russe et ses récits sont très populaires en Russie.